Le désir est-il la marque de la misère de l’homme ?
Le désir prend sa source dans un sentiment de privation. Désirer semble donc exprimer une déficience. Un être parfait réussirait à vivre sans avoir à dépendre de biens extérieurs, dont l’acquisition n’est jamais totalement sûre. De plus le désire n’est pas seulement l’effet du manque mais aussi sa cause, car il s’achève dans la possession de l’objet, laquelle équivaut à sa destruction ou finit par engendre l’ennui. Notre condition parait ainsi pathétique. Nous oscillons entre l’envie et une satisfaction jamais définitive. Cependant, ce constat ignore que le désir est le signe d’une capacité, et même d’une vitalité. C’est une forme de puissance qui nous pousse à agir et à accomplir des œuvres. Une vie sans désir est-elle vraiment heureuse ? Cette difficulté justifie la question posée : le désire est-il la marque de la misère de l’homme ?
1- L’ambivalence du désir
A- L’idée de misère
Etre dans la misère, c’est connaitre un malheur extrême dû au fait d’être privé du nécessaire. Au sens matériel, le misérable est celui qui n’a pas les moyens de pourvoir à la satisfaction de ses besoins élémentaires. Cet état pitoyable le réduit à demander l’assistance des autres. Le Miserere est un chant religieux par lequel la créature implore la pitié de son créateur car elle se sait faible et vouée au néant sans le secours de ce dernier. Ce registre pathétique montre que le mot misère a aussi une signification morale et ontologique. Ce point a été fortement souligné par Schopenhauer dans le monde comme volonté et comme représentation. Notre situation semble déchirée par une contradiction fatale. Le désire nous pousse à conquérir des objets, mais une fois possédés ceux-ci nous lassent et le sentiment de manque revient. Schopenhauer écrit ainsi : « entre le douleur et l’ennui, la vie oscille sans cesse ». L’homme qui désire semble donc pris dans une situation misérable, celle de ne pouvoir cesser de désirer sans jamais atteindre un contentement authentique.
B- Désir et vie humaine
Ce sombre constat doit cependant être nuancé. Il importe en premier lieu de distingue le désir et le besoin. Si le premier renvoie à une nécessité naturelle, le second met en jeu la pensée car il implique des représentations. Le désir n’a de sens que pour l’homme, il est la marque d’une préférence. Nous avons besoin de manger, et plus la pression du manque est forte, moins nous sommes enclins à choisir. En revanche, nous désirons par exemple de la viande et non di poisson, et cette distinction peut à nouveau être affinée. Dans Emile, Rousseau soutient que l’amour est un mouvement non naturel, car il porte une personne non élue alors que la sexualité est un besoin qui pousse un individu vers un autre pris en général. L’analyse de Schopenhauer suppose que le désir s’achève toujours par une consommation de son objet, ce qui nous contraindrait à recommencer indéfiniment et sans espoir, comme un mendiant qui chaque jour demande l’aumône qu’il dépensera pour subsister. Mais une relation amoureuse, un engagement social ou politique, peuvent réaliser des valeurs dans des expériences riches de sens. L’idée de misère est-elle vraiment adéquate ?
2- L’inquiétude militante
A- Désir et jugement
P. Ricoeur écrit que « le désir est militant » pour marquer le fait qu’il est une puissance grâce à laquelle nous développons notre vie. L’homme qui désire met en œuvre des moyens afin d’atteindre ses objectifs. Dans le Banquet, Platon compare Eros à un chasseur infatigable, toujours fertile en inventions.
En effet, que vaudrait une existence dépourvue de désir ? Désirer c’est évaluer le monde, lui donner du relief. Nous qualifions certaines choses comme souhaitables et même indispensables à notre bonheur, quand d’autres ont repoussées comme nuisibles. Spinoza voit même dans cet acte le principe de toutes nos évaluations en écrivant que « nous ne désirons pas les choses parce que nous les jugeons bonnes, mais que nous les jugeons bonnes parce que nous les désirons ». Ce n’est pas le raisonnement longuement mûri qui gouverne, mais un élan plus ou moins réfléchi. Chacun s’efforce, autant qu’il est en lui, de persévérer dans son être. Cela dit, ce dynamisme ne va pas sans poser certaines difficultés.
B- La condition d’un progrès
Nous venons de voir que le désir n’est pas signe de misère, mais de créativité et d’attachement à la vie. Mais il reste qu’il prend racine dans un manque. Platon illustre ce point en faisant d’Eros le fils de Poros (ressource) et de Pénia (Dénuement). La positivité du désir n’est donc pas entière. La philosophie classique parle d’inquiétude pour caractériser cet état complexe. Il ne faut pas entendre ce mot en sens psychologique, mais y voir la manifestation de la nature profonde de notre être. Dans les Nouveaux essais, Leibniz note que nous sommes en permanence aiguillonnés à chercher des biens qui amélioreraient notre condition. L’existence humaine est comparable au balancier d’une horloge, elle ne peut s’arrêter dans un équilibre parfait. Nous comprenons par cette image que la possession parfaite des objets du désir finirait par nous rendre stupides. Nous ne songerions plus à inventer, à nous dépasser. « L’inquiétude, écrit Leibniz, est même dans la joie, car elle rend l’homme éveillé, actif, plein d’espérance pour aller plus loin. » Cette instabilité plus ou moins prononcée est la condition d’un progrès. La misère ne résiderait donc pas dans le fait de désirer, mais de ne plus pouvoir le faire, car cette incapacité serait la marque d’un être trop épuisé pour continuer à vivre humainement.
3- Désir et bonheur
A- La contemplation
Cette thèse a pour intérêt de donner une valeur positive à l’existence du manque. Cependant, faire du désir la marque d’un dynamisme et la condition d’un progrès nous place dans une perspective peut-être désespérante. En effet, cette progression semble condamnée à un inachèvement perpétuel. Nous avançons, mais l’horizon recule. N’est-ce pas finalement pathétique ? La satisfaction absolue est refusée et se dilue en satisfactions partielles et éphémères. On comprend alors que certaines pensées du bonheur cherchent à annuler le désir et prônent la contemplation. Dans Les rêveries du promeneur solitaire, Rousseau connaît la béatitude en laissant happer par le spectacle des eaux tranquilles d’un lac. Son esprit fusionne avec la nature. Un sentiment d’extase l’envahit, car il n’agit plus mais se contente simplement d’être. Celui qui désire agit pour conquérir un objet ou réaliser une valeur. Il est travaillé par une tension alors que le contemplatif, à l’inverse, coïncide avec le monde et avec lui-même dans une unité sans faille. Rousseau dit ainsi que cet état est divin car l’individu se sent autosuffisant. Rien ne lui est plus extérieur, toute inquiétude a disparu.
B- Le désir de reconnaissance :
Cette perspective fait apparaitre une idée importante. Le désir est un élan qui cherche à instaurer ou à établir une unité avec soi dont la vie courante nous prive souvent. Dans le Banquet, Platon indique à sa manière en racontant un mythe selon lequel nous étions autrefois semblables à des sphères, qui furent divisée en deux en raison de leur vigueur irrationnelle. Depuis, chacun cherche sa moitié d’origine et ne rêve que de fusionner avec elle dans une union illimitée. Mais cette unité statique n’est-il pas synonyme de mort ? Pour régler cette difficulté, il importe de voir en définitive quel est le but du désir.
Le désir est bien ce mélange de dynamisme et de manque par lequel un être humain entend mettre fin à une privation qui le pousse vers le monde extérieur. Or il est illusoire de penser qu’un objet puisse nous apporter cette satisfaction, car, il est inanimé et d’autre part cesser de désirer reviendrait à cesser de vivre. Il nous reste alors à comprendre que le désir porte avant tout sur un autre désir. Chacun ne peut être satisfait que s’il est reconnu par un semblable. L’unité avec soi est bien le but, mais elle implique la médiation de l’autrui. Le désir est profondément le désir du désir de l’autre. Seul un être à la fois identique et différent peut nous donner l’image de nous-mêmes que nous ne pouvons obtenir seul. Il faut donc penser notre existence comme un processus instable dans lequel nous nous efforçons de nous réaliser. Ce n’est ni la misère ni la béatitude, mais un effort qui nous lie indissociablement à autrui. La question consiste alors à développer des relations joyeuses plutôt que tristes. Le désir demande donc à être éclairé par la raison, comme le montre Spinoza dans l’Ethique.
Conclusion :
Nous sommes partis d’une analyse des termes afin de montrer le lien possible du désir à l’idée de misère. Il nous est apparu que cette idée n’était pas adéquate, au sens où elle oublie l’aspect négatif du désir. Cela dit, il est vrai que l’inquiétude qui sous anime mérite d’être évaluée. Elle est, à nos yeux, la marque de la nécessité d’agir et d’être reconnu, qui signale nos limites mais nous pousse à développer avec autrui des rapports riches et complexes, porteurs de notre humanité. Le désir est la preuve du caractère contrasté de l’existence humaine.
Source: Annabac, sujets et corrigés 2010, Hatier, Août 2009
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